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Lettre à Latifa

Genève, dimanche 11 octobre 2009

Chère Latifa,

En Belgique, quand on laisse tomber le mot « Borgerokko », presque tout le monde sait qu’on parle de Borgerhout, ce district anversois à fort pourcentage d’habitants d’origine marocaine. J’habite « Borgerokko » – la contraction de Borgerhout et Marokko, l’appellation flamande du Maroc. Le surnom de ma commune bien-aimée me paraît plus amusant que condescendant, bien que ce soit en général sur ce dernier ton qu’on le prononce. Tu connais sûrement les complexes de mon pays envers nos immigrants du Maghreb : un amalgame explosif de reproches et de sentiments de culpabilité, de désarroi et de méfiance. Moi-même, je suis née en un lieu où on n’avait plus vu de Marocain depuis les redoutables pirates du Rif. Sauf, bien sûr, à la Première Guerre mondiale, lorsque la moitié du monde passa par ma région natale. Mon premier souvenir du Maroc remonte à un jour précis où, encore enfant, je jouais dans le living. La pièce avait plus de fenêtres que de murs, mon regard se portait de clocher en clocher sur la vaste plaine de l’Yser, de généreuses terres d’argile sablonneuse ourlées de saules têtards et de haies d’aubépine, et ignorait tout des lettres prometteuses qu’envoyaient les industriels de nos grandes villes pour recruter de la main-d’œuvre étrangère. Sur l’écran bombé, mes vieilles grands-tantes regardaient les images en noir et blanc d’une marche dans le désert, drapeaux frappés d’une étoile, dunes de sable, grands yeux sombres, visages bruns et rieurs, signes adressés à la caméra. C’était au milieu des années soixante-dix, un reportage au journal télévisé, sur la « Marche verte » au Sahara-Occidental. Les grands-tantes, qui sont toutes décédées depuis, évoquèrent aussitôt les spahis. Dans leur enfance, elles les avaient vus défiler, pittoresques cavaliers du désert montés sur de petits chevaux blancs, joyeux garçons spontanés portant le soleil dans leurs membres. C’était en 1914, la première année de la Grande Guerre. S’il devait y avoir la guerre, les grandes puissances sauraient où trouver leurs protectorats. « Nous avons apporté la paix et la civilisation à nos colonies, elles peuvent bien faire quelque chose pour nous », disait-on, et c’est ainsi que tes ancêtres furent envoyés sur nos lignes.

Je ne suis pas restée où je suis née. Je partis pour la grande cité portuaire de mon pays, et m’installai dans le quartier où il faut lire de droite à gauche les inscriptions sur les vitrines. Aurais-je voulu vivre parmi des femmes qui me ressemblaient en tout comme des sœurs – les mêmes relents de nourriture dans les vêtements, le même journal dans la boîte, les mêmes bottes quand il fait froid ? – je ne pense pas. J’allai habiter Borgerhout pour l’odeur : méchoui, couscous et tagine d’agneau, thé à la menthe et baklava, pistache et eau de fleur d’oranger, ça me semblait une bonne alternative à l’odeur de pomme de terre et de chou qui était très pénétrante en Flandre. C’est à Borgerhout que j’habite depuis près de vingt ans, je crois qu’il est temps de découvrir le pays de mes voisins. J’attends donc avec impatience notre rencontre à Casablanca et Rabat.

Chez nous, les femmes d’origine marocaine portent vraiment d’autres bottes que les femmes d’ascendance belge. Ma fille de quatorze ans me montre les différences : elles ont un talon bas, les bouts ne sont pas les mêmes, et elles sont toujours de couleur plus foncée. Ce sont donc des bottes marocaines, bien qu’elles n’aient rien à voir avec le pays où tu vis. Je lui demande si ça signifie qu’elle trouve ces bottes moins jolies que les siennes. Mais non, dit-elle, c’est simplement qu’elle est consciente de « ce qu’on exprime à travers la mode ». À table, mon ado de fils réplique avec l’accent de ses amis marocains. Les parents de ces amis vivent à Anvers depuis beaucoup plus longtemps que moi. Mon fils prend cet accent d’un air convaincant : la langue de sa mère est maniérée, lui, c’est pas du bidon, il a été à l’école de la rue. Il devient très combatif si on tient des propos généralisateurs sur les Musulmans.

L’origine est un sujet qui subjugue nos enfants. Sous ma fenêtre, j’entends des voix de garçons scander « Bè-el-ge ! » Je demande à mon fils : « Que crient-ils donc ? – Ils m’appellent, on va en ville. » Ce sont Mohammed et Mo. « Pourquoi t’appellent-ils Belge ? – C’est comme ça qu’on s’appelle entre nous, répond-il. Chinois ! Turc ! Arabe ! Belge ! »

Ma génération n’a pas bien réussi à se mélanger aux Marocains de ma ville. J’ai pourtant essayé. Je suis passée chez mes voisins, ai laissé mes chaussures à la porte d’entrée, ai mangé du couscous à même le grand plat par terre, parfois avec les mains et parfois avec une cuiller, suis allée à des mariages, ai organisé des réunions, ai participé à la rupture du jeûne, mais je garde l’impression qu’il y a dans ma ville, dans mon quartier, dans ma rue, un monde parallèle qui ne fait qu’effleurer le mien. Me suis-je vraiment assez plongée dans ce monde-là, ai-je fait l’effort de lire de la littérature du Maroc, d’apprendre à distinguer les langues, de comprendre la différence entre Berbères du Rif et Berbères de l’Atlas ? J’attends donc beaucoup de ce voyage, chère Latifa. Crois-tu qu’une conversation entre écrivains nous soulagera, nous qui maîtrisons les mots, connaissons des langues (le tamazight, le tachelhit, le tarafit et le tamgharabest, tu m’expliqueras les différences) ? Tirerons-nous ensemble la conclusion qu’il faut adopter l’accent de l’autre, et lui lancer sa nationalité en manière de terme affectueux pour se rapprocher de l’entente ?

Au plaisir de se voir mardi,

Anne

Traduit du néerlandais par Marie Hooghe