PREMIER CHAPITRE ou comment je suis née et ai été accueillie par les elfes, comment tout le monde a pu croire que je ne survivrais pas ; sur le miroir extraordinaire que mon père a offert à ma mère et comment ma mère est morte peu après.
On dit de moi que je suis la plus belle femme du monde. J'ai des lèvres rouges, une peau blanche comme neige et des mains pareilles à de précieux coquillages. Dans l'église Notre-Dame, il y a des statues qui ont été créées à mon image. Les gens croient que je ressemble à la Sainte Vierge, mais la vérité, c'est que c'est Elle qui me ressemble ; ce sont les sculpteurs eux-mêmes qui me l'ont confié, les larmes aux yeux.
Je n'étais pas belle à la naissance. Ma beauté est apparue peu à peu, alors que je grandissais, et c'est aux elfes que je la dois, eux qui m'ont nourrie et qui m'ont prise sous leur protection. Ma beauté venant d'eux, il m'est impossible de m'y soustraire. C'est comme une armure que je porterais sur moi. Autrefois, j'étais laide et inachevée. Mais j'étais pure. Aujourd'hui, je suis parfaite, mais altérée. Et il m'est impossible de revenir à l'état antérieur.
La première femme qui me vit, c'est ma mère, et non pas, comme ce fut le cas pour mes deux sœurs, Lucrèce, la sage-femme ; car celle-ci s'était enfuie de la chambre dès que mon petit crâne apparut. L'air contrit, Lucrèce allait et venait dans le jardin, et à chaque fois qu'elle rentrait pour passer sa tête par la porte entrebâillée de la chambre, ma mère la chassait. Il n'y avait personne d'autre à la maison : on avait envoyé mes sœurs sur les berges du fleuve, et ma mère, par ailleurs, n'a jamais eu beaucoup de personnes à son service. Même si elle ne pouvait pas encore me voir, elle savait que quelque chose clochait. Lucrèce, qu'elle connaissait, envers qui elle était reconnaissante et qu'elle considérait comme une véritable amie, se devait de rester autant que possible à distance : un enfant difforme était pour elle synonyme de volée de coups, un enfant gravement difforme synonyme d'emprisonnement et de renoncement irrémédiable à sa carrière de sage-femme.
L'enfant ne pouvait être fini. Il sortait du corps de ma mère bien des semaines trop tôt. C'est pourquoi celle-ci le laissa glisser entre ses cuisses et sur les dalles sans beaucoup de précaution. Ce sont les elfes, assis comme d'habitude par terre, la tête enfoncée dans les épaules et un rire au milieu du visage, qui m'accueillirent.
Pour une raison ou une autre, je suis née avec un cœur plein d'angoisse. Dès que les elfes m'ont touchée, j'ai su pourquoi il en était ainsi : les dons dont j'étais favorisée se retourneraient un jour contre moi. Le contact de leurs doigts fins et poisseux sur ma peau me fit immédiatement pleurer, me rendant inconsolable. Je pleurais, non parce que j'avais eu peur en tombant, mais à cause des souffrances à venir.
Rassemblant ses dernières forces, ma mère se redressa pour regarder. Les compresses de Lucrèce, imprégnées de plantes macérées, tombèrent de ses tétons ; elle ne se soucia pas de les remettre en place car elle était persuadée qu'elle n'aurait pas, cette fois, besoin de lait. À sa stupéfaction, elle constata que j'étais pourvue de tout le nécessaire : petits bras, petites jambes, tronc et tête comme n'importe quel autre bébé. Ma tête était ronde et sans défaut. J'avais des yeux et de petites oreilles. Reprenant courage, résolue comme seule une mère peut l'être, elle m'arracha aux mains des elfes et émit des suçotements sonores. Les elfes considérèrent leurs mains vides, se rapetissèrent et se mirent à ricaner.
" Une fille ", dit ma mère. Elle en avait déjà deux. Elle se serait bien passée d'une troisième. Bien entendu, je n'étais pas à terme. C'est seulement en essuyant le sang sur mon visage et mon petit corps avec le pan de sa chemise qu'elle découvrit ce qui n'allait pas. Toutefois, elle ne me laissa pas tomber par terre de dégoût. Elle se pencha bien plutôt afin de mieux me voir. J'éveillais son intérêt. Sur les dalles, les elfes tendaient le cou pour m'observer, eux aussi.
" Lucrèce ! " cria-t-elle. La brave femme entra en tremblant comme une feuille ; elle tenait dans les mains un bol rempli d'eau de l'Escaut pour me baptiser avant qu'il ne fût trop tard. Ses poignets étaient encore souillés du sang d'Orlinde, la voisine qui avait accouché le matin même d'une bâtarde rayonnante de santé. Elle restait à plusieurs mètres de moi, comme si elle avait craint une quelconque contamination. Mais elle montrait tout autant de curiosité que ma mère. Elle se rapprocha pour me toucher, et voir si j'existais bel et bien. Inachevée, j'étais aussi petite et légère qu'un oiseau, mais je remuais et, poussant un cri, j'absorbai une première goulée d'air dans mes minuscules poumons. Oui, j'existais bel et bien. Seulement voilà, j'étais transparente. Quand ma mère me tint à bout de bras dans la lumière du soleil, c'était comme si des rayons laiteux me transperçaient. Là où se trouvaient mes membres, une ligne sombre se détachait.
Lucrèce avait repéré mon infirmité dès le moment où ma tête avait quitté la cavité utérine : ma boîte crânienne lui était en effet apparue. Et elle avait cru que j'allais naître sans peau.
Mes paupières rouges et boursouflées cachaient de petits yeux gris qui, dès le moment de ma naissance, reconnurent dans ma mère La Première, Celle qui donne la Vie. Je reconnaissais sa voix ; dans ses entrailles, je l'avais entendu parler et chanter, houspiller mes grandes sœurs. J'étais habituée au sifflement de ses " s " et à ses voyelles atones, quasi-muettes. Quand on appela peu après mes sœurs et que, la bouche en cul de poule et les yeux écarquillés, celles-ci se penchèrent sur moi, je reconnus tant la voix aigrelette d'Idelise que celle de Richenelle, plus chantante et un tantinet plus affirmée. Leur visage en revanche m'était tout aussi étranger que celui de n'importe quel enfant de la ville. Je devais me rendre compte par la suite qu'elles avaient les traits de mon père. Je les entendais s'exciter ; il me fallut toutefois un certain temps avant de comprendre que leurs cris n'étaient pas suscités par ma naissance, mais par la vue de l'ombre d'un croque-mitaine à la cime du chêne qui borde le sentier. Ma mère s'empara de moi, fit un signe de croix et regarda par la fenêtre. Elle distingua en effet, tout en haut de l'arbre, un oiseau brun à peine visible qui ne bronchait pas, à croire qu'il avait l'intention de s'éterniser là.
" Est-ce qu'il vient la chercher ? demanda Richenelle sans cesser de bondir.
- Je n'en sais rien, dit ma mère, peut-être ne va-t-il pas la trouver. "
Elle me posa dans le coffret en noyer dans lequel elle gardait ses bijoux et me borda sous des touffes de laine. Elle déposa le coffret sur la pierre chaude devant l'âtre. Je n'avais pas le réflexe de téter. Je refusais ses tétons. Elle me nourrissait en trempant la pointe d'un linge en lin dans du lait puis en le tordant dans ma bouche béante. Ce ne sont pas ces ridicules gouttes qui me maintenaient en vie, mais bien le lait de truie que les elfes faisaient gicler la nuit de leur bouche dans la mienne. Quelques jours plus tard, on apprit que l'enfant de notre voisine, Orlinde, était mort. Le croque-mitaine avait disparu du chêne.
Je suis née au bord d'un fleuve qu'on appelle l'Escaut ; il formait la frontière entre ici et là-bas. Là-bas, c'était la ville, Anvers, dans le comté du Brabant. Ici, c'était la Flandre. Pendant des années, la Flandre n'a été pour moi rien d'autre qu'une forêt épaisse qui s'étendait derrière la maison et qui abritait uniquement des esprits, des marécages et des farfadets. Nous les ignorions. Nous gardions les yeux rivés sur le Levant, sur le fleuve où naviguaient les nefs de la Hanse. Le matin, on voyait le soleil se lever derrière la ligne dentelée de l'horizon, celle de la ville : l'église de Notre-Dame, la Tour des Poissonniers et la Tour des Boulangers, plus au sud l'abbaye de Saint-Michel et les collines de Caloux, au nord les moulins en haut du Stuivenberg. En plus de l'eau, il y avait un mur, ses sept portes et différents passages pour les douves, qui nous séparaient de la ville. En voyant, enfant, cette ville étrange qui s'étendait à perte de vue, je débitais les prières que j'avais entendu ma mère égrener quand le vent faisait rage où que le tonnerre tonnait.
Mon père me vit pour la première fois quelques semaines après ma naissance. Il revenait d'une mission commerciale éreintante en Angleterre où il avait négocié le prix du plomb, de l'étain, du blé et de la laine. Peu avant son arrivée, ma mère m'avait frottée avec un torchon rêche, et plongée dans un seau d'eau froide afin que le sang coule plus vite dans mes veines et que je sois rouge plutôt que transparente.
" Une fille ", fit-il avec une résignation pareille à celle qu'avait montrée ma mère. Il était toujours parti du principe qu'il n'aurait jamais de fils ; ma naissance le tranquillisait car elle confirmait son destin. Alors qu'il se penchait sur mon berceau, je remarquai immédiatement la tache de naissance brune sur son visage. Il était " marqué ". Plus tard, je devais apprendre que la tache d'automne sur sa joue était négligeable, comparée à celle de son épaule gauche. Celle-ci était, à ce que ma mère racontait, de la taille d'une main d'enfant ; je ne l'ai moi-même jamais vue une seule fois, parce que mon père, ce monstre de solitude, faisait tout pour cacher son stigmate. À cause de ces deux taches (l'une, modeste, sur sa face, l'autre, importante et maligne, mais dissimulée sous ses vêtements), il se comportait comme s'il avait été prédestiné Il aurait été bien incapable de deviner si cette marque lui venait du diable ou de Dieu, et comme il ne pouvait se prononcer définitivement là-dessus, il avait opté pour le moindre risque en devenant l'homme le plus juste que l'on pouvait rencontrer dans nos forêts, nos champs et nos villes.
Il revenait du port où il avait, en quelques jours, vendu les balles de laine pour un prix raisonnable avant de les faire transporter par des porteurs qui avaient pu rentrer chez eux en fin de journée avec une somme coquette en poche. Naturellement enclin à la probité, il avait rapporté un cadeau non seulement pour ma mère et mes deux sœurs, mais aussi pour moi, l'enfant dont il avait tout au plus pu supposer qu'il était né et était en vie. C'était un petit miroir à main. L'objet présentait un manche incrusté de joyaux en verre ciselé et, sur la face postérieure, des oiseaux peints avec grâce. Mon père tenait le miroir devant moi tout en faisant monter des petits bruits de sa gorge et en répétant : " Regarde, regarde le bébé. " Je n'avais pas le loisir de me demander si j'avais déjà entendu sa voix quelque part. Pour la première fois, je me voyais. Découvrir le visage presque bleu d'où transparaissait, tel une grimace, mon crâne, fut un tel choc que je me mis à pleurer puis à vomir tout le lait que contenait mon petit estomac.
Les grosses mains de mon père me cueillirent dans les touffes de laine. Ma personne le plaçait devant un grand dilemme. Il lui suffisait de me voir pour comprendre que je mourrais bientôt ; c'est à peine si j'avais du sang, ma peau était verdâtre et j'avais une constitution d'oiseau. Il savait qu'il ne pourrait jamais me donner ce qu'il donnait à ses autres enfants, pour la simple raison qu'il n'en aurait pas le temps ; il trouvait cela tellement injuste qu'y penser suffisait à lui causer une douleur physique. Songeant aux longues rangées de poupées en porcelaine et aux boîtes dorées qu'il avait offertes à mes sœurs au fil des années, il me promit, d'une voix apaisante, que, si je venais à mourir, il ferait en sorte que j'aie un petit cercueil de précieux bois d'aspalath rehaussé d'or contenant une couche en duvet de canard et en soie afin de compenser tout ce que je n'aurais pas eu de mon vivant.
Remarquant qu'il me chuchotait des mots à l'oreille au lieu d'essuyer le lait aigre qui, coulant sur mon cou, se glissait sous mes langes, ma mère me prit dans ses bras pour me nettoyer. Il la regarda faire en silence. Il examinait ma frimousse et les petits yeux gonflés qui tantôt s'écarquillaient, tantôt se refermaient, résignés. Au bout de quelques instants, il passa un doigt large sur ma joue. D'une voix rauque, il dit : " Elle aurait pu être tellement belle, cette Petite-Fille-de-verre. "
J'ai grandi à une époque de misère et de famine. Je n'en remarquais pratiquement rien, mais on racontait que les gens, à Anvers, mangeaient les rats. Mon père était un homme d'affaires qui s'en sortait plutôt bien. Au bout de quelques semaines, il reprenait le bac et restait parfois des mois sans réapparaître. Il achetait des biens introuvables dans nos contrées, des épices et du vin, mais surtout des étoffes onéreuses et de temps à autre des bijoux. Puis il cherchait un bateau pour transporter le tout ici. Il négociait avec le capitaine pour que celui-ci prenne la mer avant de réapparaître lui-même plus tard, rapportant dans les sacoches qui pendaient sur les flancs de son cheval, un cadeau pour chacune d'entre nous.
Environ trois ans après ma naissance, il offrit à ma mère un miroir suffisamment grand pour qu'elle puisse voir tout son visage. Ma mère était une belle femme. Elle l'ignorait, et ce cadeau était pour mon père un moyen de le lui faire comprendre. Le fabricant avait apporté un soin inouï à confectionner le cadre du miroir : il était taillé dans une essence dure d'un éclat profond et présentait des ondulations tellement naturelles que non content de renvoyer l'image de celle qui se regardait, il semblait en plus être animé de vie.
Pour Richenelle, il avait apporté une loupe magistralement polie qui permettait de tout voir bien plus grand que dans la réalité. Quand elle la dirigeait sur des bestioles qui grouillaient par terre, elle poussait des cris de peur. Idelise reçut pour sa part une boîte en porcelaine ornée de fleurs peintes avec tellement de finesse qu'on ne pouvait s'empêcher de supposer que le peintre avait travaillé avec un pinceau À un seul poil. Moi enfin, j'eus droit à trois clochettes en argent, de différentes tailles. Malgré mon jeune âge, je compris sur-le-champ pourquoi il y en avait trois : à ma mort, mon père ne rencontrerait aucune difficulté au moment de partager équitablement les choses que je laisserais. Une clochette pour chacune d'entre elles, la plus grosse pour ma mère.
Mes sœurs ne comprenaient pas ce qui motivait les choix de mon père. Quand nous nous retrouvions seules, elles me tiraient les cheveux et disaient : " Toi, avec ta sale petite tronche transparente, t'es plus gâtée que nous ! " Elles m'attrapaient et me traînaient devant le miroir de la chambre à coucher de ma mère pour que je puisse voir de quoi j'avais l'air. Mais cela faisait longtemps que mon apparence ne m'effrayait plus. Grâce au petit miroir que mon père m'avait offert à ma naissance, je m'étais habituée à mon étrange visage vitreux. Pour me protéger des brimades de mes sœurs, j'appris à regarder au-delà du miroir. Elles m'obligeaient à m'asseoir sur le siège où ma mère se coiffait, tout en tenant ma tête entre leurs mains pour me forcer à regarder devant moi. Durant deux petites secondes de rien du tout, je me voyais telle que j'étais, avec mes yeux encastrés, ma bouche fine et, à ma droite et à ma gauche, mes sœurs qui ricanaient et faisaient des grimaces, mais cette image ne tardait pas à disparaître. M'apparaissait alors, dans les limites d'un cadre de bois délicat, une forêt d'innombrables arbres feuillus aux hautes cimes s'inclinant sous le vent ; cette forêt était traversée par un sentier boueux. Je passai des jours sans comprendre ce que cette image pouvait signifier mais un soir, alors que j'étais une nouvelle fois devant le miroir, je vis apparaître là-bas, au bout du sentier, un homme à cheval. Je restai sans broncher à attendre qu'il approche. Il y avait du brouillard dans le soir qui tombait, si bien que cette apparition semblait bien plus tenir d'un fantôme que d'un être vivant. Il faisait froid ; l'homme s'était enveloppé dans un large manteau qui tombait sur les flancs de sa monture. C'est seulement quand il se fut rapproché au point d'occuper tout le miroir que je vis la tache d'automne sur sa joue.
" Papa ", marmonnai-je. Mes sœurs me virèrent du siège, en me lançant des piques. Elles me chassèrent de la chambre en m'envoyant des coquilles de noix à la figure. Je me réfugiai dans un coin de la cuisine où je m'assis, tel un oiseau qui se repose. Les yeux pétillants des elfes me disaient que ceux-ci étaient au courant de ce que j'avais vu dans le miroir.
Je ne parlai à personne de ce qui s'était passé. Après quelques vaines tentatives, je parvins à ouvrir sans l'aide de personne la porte de la chambre de ma mère et à grimper sur le siège. À plusieurs reprises, ma mère me trouva là le soir, le menton sur le torse et les bras ballants le long du corps. Je m'étais endormie devant les images du lointain périple de mon père, qui défilaient lentement. Je l'avais vu traverser des cours d'eau et des champs. J'avais vu au bord de l'eau, dans les joncs, les farfadets faire des gestes pour l'attirer vers eux, entendu les esprits sylvestres se parler les uns aux autres dans les branches des frênes et des châtaigniers. J'avais vu la nuit tomber. Une fois assurée que mon père avait trouvé une auberge, une couche de paille et une bassine d'eau sur la table de toilette, je m'endormais. Ma mère me prenait dans ses bras et me couchait à ma place, sur le grenier, dans le lit court et clos, entre mes deux sœurs pour que je ne prenne pas froid et que je ne tombe pas par terre.
" Papa est sur le point de rentrer, dis-je un matin à ma mère qui était en train de touiller ma bouillie pour qu'elle refroidisse. Le capitaine avec qui il devait s'entendre est resté introuvable. "
Ma mère passa ses doigts calleux dans mes cheveux et me donna une cuiller en bois. " Tais-toi et mange, me dit-elle, comme ça tu deviendras un peu plus potelée. "
Mais à mon habitude, je ne mangeai pas. Je toussai et mes jambes se dérobèrent lorsque je dus aller ramasser du bois dehors ; cela dépassait l'entendement de ma mère, elle qui pensait, à en juger d'après ses caries, m'avoir donné assez de calcium. Le même soir, mon père rentrait, les mains vides, en avance de plusieurs jours sur la date prévue.
Par la suite, je l'ai toujours suivi dans ses lointains périples. " Quelle m'as-tu vue , celle-là !, s'écriaient mes sœurs quand elles me trouvaient devant le miroir.
- Elle veut simplement constater qu'elle existe encore ", leur faisait ma mère d'une voix épaisse. Elle ne me donnait plus longtemps à vivre. Lucrèce disait que mon foie fabriquait trop peu de sang. Cette carence me préservait des saignées que mes sœurs, à chaque fois qu'elles souffraient d'une maladie infantile, devaient endurer dans les cris. Elles trouvaient cela injuste. Elles me jalousaient à cause des lavements hebdomadaires qu'on me faisait, pour me donner un teint plus frais. Comme ce traitement m'affaiblissait en fait encore plus, Lucrèce décida de laisser chez elle son clystère et de confier mon corps à la nature. J'étais tellement maigre et fragile que c'est à peine si ma mère osait me toucher. Au milieu de la nuit, elle se penchait au-dessus de Richenelle pour voir si je vivais encore. Ainsi, elle ne m'embrassait plus du tout ; elle me disait déjà adieu.
Mes sœurs annoncèrent qu'elles avaient vu le croque-mitaine. Il venait en fait se poser régulièrement dans les arbres proches de notre maison. Cela les rendit tout de suite très soucieuses ; elles me demandèrent si je voulais leur bâton de réglisse et, la nuit, elles se couchaient tout contre moi pour que je n'aie pas froid. Mais je ne mourais pas. C'est ma mère qui mourut. C'est elle qui se retrouva dans le cercueil d'aspalath doré, sur la couche de duvet et de soie, que mon père m'avait promis à ma naissance. Lucrèce étant passée à la maison alors que ma mère vomissait du sang, je l'avais vue déshabiller la malade qui délirait et lui appliquer des compresses humides. Dans la cuisine, elle avait préparé des décoctions de plantes avant de les laisser refroidir à la cave. Bien qu'elle fût plus jeune que ma mère, elle avait monté les escaliers comme une vieille femme, traînant les pieds et cherchant à s'appuyer aux murs ; ses yeux étaient déjà atteints par une suppuration qui devait la rendre aveugle. Les elfes s'étaient volontairement mis dans le passage, mais, pris de remords, s'étaient écartés au dernier moment.
Je restai jusqu'à l'ultime seconde au chevet de ma mère. Derrière son corps nu, le miroir renvoyait l'image de sa torture. Je regardais sa poitrine et plus encore son nombril. C'était l'endroit de son corps qui la reliait à sa mère comme mon nombril m'avait relié à elle. Son agonie dura plusieurs jours. À la fin, elle ne supportait plus la lumière. Elle avait perdu la parole et ses membres étaient devenus insensibles. Les objets pointus que Lucrèce lui appliquait sur la peau, elle ne les sentait plus. Ses mains et ses pieds étaient froids avant même qu'elle ne cesse de respirer.
Morte, elle était toujours dans les parages. J'ai tôt hérité l'idée selon laquelle la vie et la mort sont les deux jambes sur lesquelles le monde se déplace. Mon entourage m'avait toujours considérée comme " l'enfant qui n'a plus pour longtemps à vivre " et de mon côté je ne voyais pas de menace dans les mauvais présages. Je me trouvais dans cette zone frontalière grisâtre où les vivants et les morts se parlent comme les enfants parlent avec les fous ou les chiens avec les chevaux. Je ne fus donc pas étonnée de voir ma mère réapparaître le lendemain de ses obsèques, enveloppée de gris et parlant d'une voix inaudible. Je passais à travers elle, posais des bougies dans son ventre. Elle montrait de la patience à mon égard. Maintenant qu'elle était morte, le bruit que je faisais ne semblait plus l'importuner. Elle s'adonnait aux activités que je lui avais vu faire tous les jours : elle déplaçait les chaises, balayait, coupait le pain. Les elfes l'invitaient, si nécessaire, à se reposer, mais elle n'en profitait pas : tout comme de son vivant, elle avait toujours quelque chose à faire, y compris quand tout le monde dormait.
Traduit du néerlandais par Daniel Cunin