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Voici donc la mauvaise nouvelle.
L’enfant antagoniste

Commençons sans plus attendre, si vous le voulez bien. Nous avons besoin d’une pièce que l’on peut fermer à clé et dont l’atmosphère n’est ni confinée ni lugubre, pas une cave qui ferait penser à un tueur d’enfants ou un grenier effrayant, mais un laboratoire dont l’acoustique a été bien pensée : sol feutré et coussins contre les murs. On y a mis des poupées et des jeux de construction, des jeux vidéo et des livres pour enfants, mais aussi des marteaux et des clous, des globes terrestres, des encyclopédies, des télévisions raccordées à la télédistribution. Tout y est, mais on ne peut rien voir. Il faut en effet veiller à ce qu’aucune lumière du jour ne pénètre dans ce laboratoire. Un éclairage est prévu, mais il n’y a pas d’interrupteurs à l’intérieur.

On fait alors entrer les enfants dans ce labo. Des enfants de cinq et dix ans. Des enfants de douze et seize ans. Un de dix-sept ans aussi, pour voir ce que cela donne. C’est ainsi que commence notre expérience. Nous allons faire quelque chose qui doit de toute façon arriver. Nous allons nous donner du mal, mais cela ne nous arrête pas car notre effort sera largement récompensé : ces enfants, nous allons les initier à la vie, nous allons faire ce qui se fait depuis des générations et des générations.

Un des côtés de cette pièce est constitué d’un miroir sans tain et nous sommes assis derrière lui. Nous sommes le groupe d’adultes qui avons choisi de participer à l’expérience, poussés par un intérêt particulier pour les enfants et leur bien-être. Vous connaissez sans doute ce genre de miroir ? Il nous permet d’observer les enfants sans qu’ils ne nous voient. Ils ne voient rien du reste, puisqu’ils sont plongés dans l’obscurité. C’est nous en effet qui avons accès aux interrupteurs. Nous décidons du nombre de lampes allumées. Et nous sommes gentils. Nous n’avons pas l’intention de laisser les enfants longtemps dans l’obscurité, ce n’est pas notre genre. Dès que tout le monde s’est assis, nous allumons une seule lampe, dont l’intensité n’est pas trop forte, car ce ne serait pas bon pour leurs yeux. Juste la lueur d’une bougie, de façon à ce qu’un seul élément de leur environnement devienne visible. Cela va de soi, les enfants se dirigent vers cette source de lumière dès qu’elle apparaît. Et ainsi, nous pouvons nous aussi les voir un peu.

L’idée est de chercher des moyens d’éclairer ces enfants, de les initier à la vie d’adulte qui les attend. Nous aurions pu le faire en accrochant un tableau noir au mur, et en nous postant devant lui, un morceau de craie blanche à la main, mais nous voulons nous y prendre autrement. Nous recherchons une approche indirecte, moins scolaire, nous préférons qu’ils apprennent par le biais d’un film ou d’un livre plutôt qu’en suivant une leçon ennuyeuse.

Mais d’abord, bien sûr, nous nous concertons. Nous, les adultes, nous discutons de ce que sont ces êtres vivants derrière la vitre, près de la petite lumière. « Regardez comme ils sont différents, disons-nous. Ils sont innocents. Ils manquent d’expérience. Ils sont petits. Ils sont désarmés. Ils ont besoin de protection. Ils sont maladroits. Quel mal ils ont à s’organiser et à construire leur propre vie ! Ils en savent encore tellement peu… Avons-nous jamais été aussi impuissants ? » Quelques-uns d’entre nous prennent immédiatement un carnet de croquis et se mettent à dessiner. D’autres écrivent quelques mots sur une feuille de papier. Ça donne de belles choses. « Regardez comme ils s’amusent, remarque quelqu’un. Ils vivent dans l’instant et profitent du moment présent. » Face à tant de candeur enfantine, nous nous sentons devenir poètes...

« Augmentons un peu la lumière, suggère quelqu’un, comme ça nous pourrons voir ce qui se passe. » On allume une deuxième lampe. Il y a donc plus de lumière dans la pièce, l’intensité de deux bougies environ. Nous écrasons nos nez contre la vitre : « Regardez comme ils sont inventifs! » disons-nous. « Quelle fantaisie ! Mais leur capacité de concentration est si faible ! Naturellement, ils ne peuvent pas encore saisir grand-chose, et leurs connaissances sont encore très pauvres. Mais c’est tant mieux s’ils ne savent pas tout : ils ont l’air si heureux comme ça ! »

L’expérience se poursuit un moment de la sorte. Le but est de découvrir une fois pour toutes comment présenter au mieux le monde des adultes aux enfants. Mais la situation dégénère rapidement. Un différend surgit du côté des adultes. « Ils doivent recevoir plus de lumière, disent les uns. Ils ne voient pas la moitié de ce qu’il y a à voir, et ils ne parviennent donc pas à comprendre ni à établir des liens. » « Au contraire, crient les autres, ils ne sont pas prêts pour plus de lumière. Ils verraient trop et seraient alors désemparés. On devrait interdire de donner plus de lumière à ces petits. Les interrupteurs devraient être démontés. » « Comment ça, démontés ? » réplique quelqu’un d’un air fâché. « Pour qui nous prenons-nous ? » « Nous sommes les adultes, répond-on. Nous avons de l’expérience. Nous avons déjà été enfants, donc nous savons ce qui est bon pour eux. Nous sommes ici pour les protéger. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera. »

Les plus sages d’entre nous observent alors : « Arrêtez d’ergoter ! Regardez plutôt ce qu’ils font : ils jouent. Ils mettent le monde à l’envers. Ils laissent des traces sur tous leurs passages. Ils ont leur propre logique. Ils font des associations irréfléchies dont les artistes pourraient bien s’inspirer. Ils ont confiance en la vie. Ils nous confrontent à ce que nous avons oublié. Ils ont leur propre vérité, tellement plus riche que la nôtre ! Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour éviter qu’ils ne deviennent comme nous. » Ces intellectuels de bon aloi posent alors leurs mains contre la vitre et essaient de l’ouvrir. « Enlevons-la, grondent-ils. Nous ferions mieux d’établir une vraie relation avec eux plutôt que de nous comporter comme s’ils étaient des animaux en cage. »

L’expérience tourne donc mal à cause des querelles des adultes, mais pas uniquement à cause de cela. Les enfants aussi y contribuent. Cela commence assez innocemment : ils se taquinent, se chamaillent, l’un d’entre eux se met à pleurer. Les adultes qui avaient déjà les mains contre la vitre sont les premiers à taper contre elle et à crier : « Arrêtez vos enfantillages, montrez que vous êtes des grands. »

Le bruit sur la vitre fait sursauter les enfants. Ils n’avaient pas imaginé un seul instant qu’ils pouvaient être observés. En un clin d’œil, tout se calme dans le labo. Les enfants, se sachant regardés, se ressaisissent. Nous, les adultes, nous nous détendons : quand les enfants vont bien, nous allons bien aussi. Qu’il y ait plus ou moins de lumière, nous n’allons pas nous disputer là-dessus : si nous faisons beaucoup de bruit, les enfants vont nous entendre, et nous voulons tout de même montrer le bon exemple. Une expérience comme celle-ci doit être menée comme il faut. Eduquer, c’est investir dans du capital humain, un placement à long terme, une garantie pour le futur, non seulement le leur, mais aussi le nôtre.

Maintenant que les enfants savent que nous sommes là, ils se mettent à chuchoter. De temps à autre, ils disent quelque chose à voix haute, mais ils choisissent très précisément ce qu’ils rendent audible. Ils empilent les coussins que nous avions disposés pour leur confort devant la paroi vitrée. Après un moment, il ne nous reste plus que quelques interstices pour les regarder. Nous réalisons qu’ils se révoltent. Et c’est comme ça que ça doit se passer, évidemment. Tout devient très calme derrière les coussins, et nous l’acceptons. Il faut par moments laisser faire les enfants. Ils en ont besoin, et nous nous souvenons de l’époque où nous étions jeunes.

Soudain, une odeur de brûlé arrive jusqu’à nous. Ils sont en train de manigancer quelque chose, nous ne savons pas trop quoi, car ils forment un cercle serré, tous debout, le dos tourné vers nous. « Eteignez les lampes, s’écrie un adulte ». Mais c’est trop tard. Ils produisent déjà leur propre éclairage. Une des filles est fumeuse - nous n’y avions pas prêté attention lors de la mise en place de cette expérience – et elle a un briquet sur elle. Un gamin d’une petite douzaine d’années tient le coin d’un coussin dans la flamme. « Nous faisons du feu, hurlent-ils ensemble. Nous allons avoir de la lumière et nous pourrons voir un peu plus. »

L’expérience se termine en queue de poisson. Personne n’est blessé. Beaucoup de fumée et une odeur de brûlé qui persiste pendant quelques semaines, rien d’étonnant dans un espace calfeutré avec tant de soin. Dans l’agitation, les enfants ont endommagé les enregistrements vidéo en cours. Seuls les objets que les adultes ont rassemblés dans leur fuite ont pu être sauvés: leurs carnets de croquis et leurs notes.

A partir de ces seuls documents, on peut malgré tout tirer quelques enseignements de cette expérience. Il y avait en effet toute une palette d’adultes différents : des pédagogues, qui avaient noté minutieusement comment améliorer la situation d’apprentissage ; des éducateurs, de ceux qui sont capables de raconter de belles histoires, qui avaient rédigé quelques ébauches de livres pour enfants avec un message bien clair. Mais il y avait aussi quelques esprits éclairés, des artistes, qui avaient pris part à l’expérience uniquement pour apprendre, et qui n’avaient pas d’autre intention que d’offrir aux enfants quelque chose de beau sous la forme d’une histoire. Parmi tous les griffonnages et gribouillages, c’est à partir de leurs notes que l’on a formulé les réflexions les plus approfondies. C’est que les artistes sont des gens intéressants, n’est-ce pas ?

Que peut-on constater aujourd’hui ? Lorsqu’on s’est écrié : « Comme ils sont inexpérimentés ! », ils ont écrit des histoires qui reflétaient la vie. Lorsqu’on a ajouté : « Comme ils sont innocents ! », ils ont créé des mondes qui ressemblaient au monde réel, mais dont les aspérités avaient disparu. Lorsqu’on a dit : « Ils en savent tellement peu… », ils ont osé aborder des sujets nouveaux, en veillant à ce qu’aucun manque de connaissance préalable ne fasse obstacle à la lecture, en prenant donc soin d’expliquer les notions nouvelles avec exactitude. Il s’agissait d’histoires réalistes, avec des situations reconnaissables, et qui posaient un problème. Lorsqu’on a crié : « Ils ont besoin de protection ! », ils ont supprimé toutes les allusions au sexe et à la mort que contenaient leurs histoires. Lorsqu’on s’est exclamé : « Comme ils ont l’air perdu ! », ils ont ajouté des descriptions plus claires de leurs personnages : des protagonistes ordinaires mais entreprenants, des antagonistes plutôt hors du commun, et le méchant de l’histoire affligé d’une bosse ou d’une verrue. Lorsqu’on a remarqué : « Ils sont désarmés. », ils ont fourni à leurs héros une baguette magique, les ont marqués d’un signe de prédestination sur le front, ou leur ont offert un animal de compagnie capable de parler.

Vers la fin, les notes des artistes sont de moins en moins lisibles : à ce moment-là, les coussins étaient probablement déjà empilés assez haut contre la vitre. Quelqu’un a encore écrit une histoire impertinente sur un enfant égoïste, veillant ainsi à ce qu’ils puissent s’identifier au personnage. Quelqu’un a écrit des mots comme « cool », « nickel » ou « ça le fait ». Et un autre a donné, à l’intention du jeune de seize ans, des détails sur un enfant qui pelote une de ses enseignantes, question de garder le contact avec l’autre côté de la vitre.

Etant donné que cette expérience a été mise en place avec une certaine envergure et qu’elle a coûté beaucoup d’argent, nous allons formuler quelques conclusions sur nos observations. Voici donc ce que nous retenons. Ce que nous faisons pour les enfants, la façon dont nous les approchons, ce que nous leur racontons… tout est dans le regard que nous portons sur eux. Que notre histoire reconnaisse ou conteste l’innocence de l’enfant, qu’elle le protège ou au contraire l’expose, qu’elle éclaire le lecteur ou lui mente, tout cela dépend de la façon dont nous voyons les enfants. Nous avons établi depuis longtemps ce qui est bon ou non pour eux, ce dont ils ont besoin (sécurité, réconfort, aventures, expérimentations, information, divertissement, clarté) et c’est de ce point de vue que nous les approchons. Nous ne faisons pas toujours clairement la distinction entre ce dont les enfants ont besoin et ce que nous considérons comme indispensable pour eux. Nous sommes persuadés que les deux coïncident ; pourtant, il y a des gens qui soutiennent que les enfants ont besoin d’ordre, de discipline et d’une bonne raclée de temps en temps…

La première version de mon premier roman Mijn tante is een grindewal (Ma tante est un cachalot) se terminait au moment où Anna, le personnage principal, découvre que Tara, l’antagoniste, est abusée pas son père. C’était tout, le secret était révélé, le livre terminé. Lorsque j’ai relu ce récit un an et demi plus tard, et que je l’ai retravaillé à la suite des remarques de quelques personnes qui avaient lu le manuscrit, j’ai pensé que je ne pouvais pas faire ça, que le lecteur ne pouvait pas être abandonné dans le noir. J’ai alors ajouté un deuxième volet à mon livre : j’ai écrit l’histoire du processus de guérison de l’enfant traumatisé. Dans Vallen (Le piège), j’ai trouvé qu’il était important que le lecteur lise non seulement pour découvrir pourquoi le personnage de Caitlin avait perdu le pied gauche, mais aussi parce que j’étais moi-même interpellée par la rhétorique de l’extrême droite et que je voulais partager avec le lecteur mes découvertes sur ses mécanismes sous-jacents.

Ces motivations révèlent par deux fois ma vision de l’enfant. On pourrait la formuler ainsi pour le premier livre: les enfants sont vulnérables, il n’est pas question de les gifler sans leur appliquer une compresse après coup. Pour le second : les jeunes adolescents sont influençables, il faut donc les informer sur la rhétorique utilisée par ceux qui veulent exercer du pouvoir sur eux.

Ni les artistes ni les écrivains n’échappent à leur vision sous-jacente de l’enfant. Ce n’est pas un problème en soi. Sans image de l’enfant, aucune littérature pour la jeunesse n’est possible, et nous avons précisément développé le concept « d’enfant » pour approcher la spécificité de ce groupe de personnes que nous qualifions de « non adultes ». D’après moi, un auteur ne doit pas nécessairement être conscient de façon détaillée de son image de l’enfant. Laissons cela aux historiens et aux sociologues, qui en dégageront facilement les grandes lignes.

Mais notre expérience de tout à l’heure a échoué. Nous ne sommes pas parvenus à créer un environnement pédagogique vraiment favorable dans ce laboratoire. Qu’est-ce qui a donc mal tourné ? Si cet échec ne peut pas être imputé à la coexistence de différentes visions de l’enfant, quels ont été les éléments perturbateurs ? Qu’est-ce que les chercheurs qui ont lancé l’expérience peuvent reprocher aux adultes présents ? Très probablement ce qui suit : nous pensions que tout était dans le regard, dans notre façon de voir les enfants, mais nous avons négligé le fait que les enfants nous regardaient aussi. C’est peut-être pour cela que nous arrivons toujours juste un peu trop tard, lorsqu’ils ont déjà modifié l’orientation de leur regard. Et nous menons alors un combat d’arrière-garde, comme ces animaux qui tardent à sortir de leur sommeil hibernal.

Nous nous sommes nous-mêmes habitués lorsque nous étions jeunes lecteurs à ce que ce soient les adultes qui viennent gâcher les choses. Peter Pan s’enfuit de la maison le jour de sa naissance après avoir entendu ses parents près de son berceau évoquer sa vie quand il serait grand. Il ne veut pas devenir grand. Jésus nous dit que nous n’entrerons pas dans le royaume de Dieu si nous avons perdu notre âme d’enfant. Devenir adulte n’est pas tentant, mieux vaut différer ce moment, et si cela s’avère inévitable, il faut alors conserver ses qualités d’enfant. L’enfant est la norme, l’adulte est l’antagoniste. Quant à l’écrivain, il se retrouve entre les deux, à la recherche d’une unité perdue.

Ceci correspond à l’image romantique, la vision socialement acceptable, le message politiquement correct de quiconque se dit favorable à la littérature de jeunesse. Pourtant, nous sommes tous bien convaincus que le but à poursuivre est que les enfants grandissent. Ils doivent apprendre, ils doivent acquérir des compétences, trouver leur place dans notre monde. Ils doivent peu à peu quitter l’enfance. Ces forces opposées traversent notre discours en permanence. Et ce n’est pas un problème en soi non plus. Il y a beaucoup d’espace dans la boite crânienne de l’homme, suffisamment de place pour des conceptions totalement contradictoires. Le seul problème ici est que nous sommes lents. Les courbes fluctuent sur les graphiques, les points de vue changent, mais nous continuons à débattre de vieilleries.

Nos principes éducatifs modernes d’implication et de participation portent aujourd’hui leurs fruits. Nos enfants à nous ont voix au chapitre, exactement comme nous le voulions. Ils nous rendent notre regard, ils ont gratté la couche de peinture sur la vitre entre leur monde et le nôtre. Lentement mais sûrement, ils font de l’adulte l’être vulnérable de l’histoire, et eux en deviennent l’antagoniste. Ils tiennent un miroir devant nous et ils nous forcent à nous y regarder. Un miroir est un objet utile lorsque le moment est venu de réaliser que l’on vieillit…

C’est dans le miroir que nous voyons ce que nous pensons des enfants. L’enfant a des comportements déviants. Il engendre un chaos que nous ne parvenons pas à articuler ou à définir. Il va nous détrôner, nous remplacer et nous oublier. Il est tout à fait possible qu’il prépare un avenir en or, mais alors surtout pour lui-même. Il veut devenir meilleur que nous, moins bourgeois, plus écologique, moins avide de pouvoir.

Le miroir montre aussi comment nous réagissons à ce regard sur l’enfant que nous venons de découvrir: nous idéalisons toujours l’enfant, mais uniquement avec l’intention de le neutraliser, de le rendre inoffensif pour notre ordre établi. Car nous restons ceux qui imposent les définitions. Nous continuons à fixer les normes, et nous pensons que cela relève de notre bon droit. Nous faisons du surplace, nous répétons nos vieux dictons et nous ressassons les mêmes sujets usés jusqu’à la corde dans nos forums de discussion. Ce fut le cas pour moi il y a quelques semaines encore, à Bruxelles, en compagnie d’auteurs connus comme Carl NORAC, Joke VAN LEEUWEN, Jürg SCHUBIGER, et il y a un peu plus longtemps encore, à Paris, à l’occasion du Salon du Livre où nous nous demandions une fois de plus si l’on peut tout raconter aux enfants ou s’il y a des limites, si notre tâche n’est pas de les protéger contre l’éclat de la lumière.

Lorsque ce sont les intéressés eux-mêmes qui dictent la définition, celle-ci est suspecte. L’enfant est-il toujours impuissant ? Maintenant qu’il a le droit de penser par lui-même, est-il encore et toujours demandeur de protection, de sécurité, de réconfort, de clarté, d’informations, de divertissement… ? Ne voulons-nous pas plutôt nous en persuader ? Lorsque nous parlons des jeunes de quinze ans, nous sommes déjà moins catégoriques, mais nous savons aussi que les frontières d’âge se déplacent : l’indépendance vient plus tôt, et le pouvoir encore plus vite (je le remarque dans les familles de mon entourage : les enfants choisissent la chaîne de télévision, ils décident du menu – des lasagnes ! – et du programme du weekend. La plupart du temps, ce sont des rapports de force sains et intéressants dans lesquels les enfants ont tantôt le dessus, tantôt le dessous, comme cela se passe entre adultes. J’aime observer cela, mais pourquoi n’en parle-t-on pas ? Pourquoi n’échangeons-nous jamais sur ce regard qu’ils nous retournent, tellement plus puissant, plus impératif, et tellement plus précoce que par le passé ? Les enfants ont de tout temps répondu aux regards, mais la nouveauté, c’est que nous l’autorisons : nous acceptons qu’ils répondent, qu’ils répliquent, qu’ils rétorquent que « si papa peut rentrer plus tard qu’annoncé, moi aussi, je peux », qu’ils portent des vêtements comme les nôtres, qu’ils investissent leur argent dans des gadgets comme nous, qu’ils invoquent leur vie privée quand ils veulent la paix, exactement comme nous. Nous devrions peut-être nous pencher sur ce changement, sur ces enfants qui nous regardent et nous voient, et sur ce qu’alors, ils voient.).

Reconnaissez que le portrait que je brosse devant vous est bien celui de l’enfant d’aujourd’hui, sachant toutefois que je le regarde avec les œillères de ma propre classe sociale : je côtoie des enfants qui ont tout. Ils ont les jouets nécessaires, un endroit pour vivre, une école, des grands-parents affectueux, des fêtes d’anniversaire, des excursions dans des parcs d’attraction ou en forêt, un voyage en été et peut-être même un autre en hiver, un lit rempli d’animaux en peluche, une table avec un ordinateur quand ils sont un peu plus grands, et une étagère remplie de livres. Dans le milieu que je peux observer, le mépris ostensible de l’enfant n’a pratiquement plus cours. Il a changé de cible : il ne s’est pas déplacé vers l’adulte en général, mais vers le parent. Je le ressens, par exemple, lorsque j’entre dans un magasin de jouets avec mes enfants. S’ils font trop de bruit ou s’ils touchent à quelque chose, c’est à moi qu’on jette des regards noirs, pas aux enfants, car eux n’y peuvent rien. Si je quitte le magasin avec un seul cadeau pour le petit voisin dont c’est l’anniversaire, et rien pour mon gamin de cinq ans qui rouspète, alors on me regarde comme une mère indigne, trop pingre pour mériter le rôle maternel, et les caissières mettent en oeuvre toute leur créativité pour trouver sous le comptoir quelque chose à lui donner et qu’il pourra emporter gratuitement…

Il s’est passé ou il est en train de se passer quelque chose : tout un univers a été créé pour les enfants. Après des milliers d’années d’oppression, ils se retrouvent dans une société centrée sur eux. On leur accorde des droits, des équipements, des organes de participation. Leur propre culture, leur propre mode, leurs programmes de télévision, leurs groupes pop, leurs pièces de théâtre…

Et tout cela a des conséquences. Si l’on n’arrête pas de dire aux enfants qu’ils ont leur mot à dire, même si c’est pour la forme, ils vont utiliser leur pouvoir. (Ils ne peuvent pas faire grand-chose, bien sûr, car ce pouvoir est essentiellement une promesse, quelque chose qui est à l’étude depuis des siècles, mais qui reste de l’ordre de l’intention, et dont on parle beaucoup, un peu comme pour les promesses électorales. Dans ce sens, Het geminachte kind, L’enfant méprisé, de Guus KUIJER n’a pas déclenché le moindre progrès. Comme vous le savez, dans ce recueil d’essais publié il y a plus d’un quart de siècle déjà, Guus KUIJER a prouvé de façon déconcertante que nous méprisons les enfants. Son ouvrage reste d’une stupéfiante actualité. Les choses n’ont changé qu’au niveau du discours sur la jeunesse.)

Un des corollaires de cette situation est que les enfants vont répliquer. Ils vont se planter face à nous et nous dévisager. Nous, les parents, nous avons à peine perçu ce changement. Or, il y a longtemps que nous aurions dû cesser de chercher à cerner ce dont les jeunes ont besoin, et nous aurions dû depuis des années nous poser la question de savoir vers où ils dirigent leur regard, ce qu’ils voient, mais aussi ce qu’ils cherchent des yeux. Les enfants sont curieux. Ils ont soif d’informations, aussi et peut-être surtout à propos des sujets que nous avons de tout temps jugés trop troublants pour eux : le sexe et la mort. Ils nous regardent pour obtenir des réponses : nous leur avons en effet permis de croire que c’était possible, que nous étions en train de créer une société dans laquelle ils avaient des droits, y compris le droit d’obtenir des réponses. Mais lorsqu’ils se sont tournés vers nous, ce qu’ils ont vu en premier, c’est un tableau de commande électrique hors de portée. Ils ont vu des adultes qui se dépatouillaient avec des interrupteurs. Ils ont alors réalisé qu’ils n’étaient pas hébergés dans une maison exposée de tous les côtés à la lumière et qu’ils n’avaient reçu jusque-là qu’une sélection de ce qui fait partie de la vie. L’espoir, le réconfort, la foi dans le développement et le progrès avaient été mis en lumière. A l’opposé, le désespoir, la stupeur, la confusion et la perplexité, la détresse et le désarroi avaient été soigneusement laissés dans l’ombre.

Sous-exposer le doute et combiner cette sous-exposition à une surabondance matérielle conduit à une vision du monde de l’ordre de la baguette magique : on en vient à croire qu’avec suffisamment de volonté, on peut conjurer les facteurs contraires, et qu’avec une intelligence stratégique et de la persévérance, on peut tout réussir. Nos enfants sont complètement « disneyifiés ». Ils pensent que chacun peut faire de sa vie ce qu’il entend et que l’échec est synonyme de faiblesse. Les bonnes intentions suffisent, la beauté est un plus, la bonté un attribut que l’on a reçu et que l’on conserve – comme la méchanceté d’ailleurs.

Cette image du monde, qui est en fait arrivée des Etats-Unis mais que le continent européen s’est approprié depuis des siècles, c’est ce qu’ils voient lorsqu’ils nous regardent. Ils voient comment nous récompensons la réussite, comment nous nous faisons valoir, comment nous nous positionnons, et même comment nous compensons le vide. Cela les pousse à prendre leurs distances par rapport aux « losers » dès le plus jeune âge. Ceux qui réussissent et conquièrent une place snobent ceux qui n’y parviennent pas. Ils ne font preuve d’aucune compréhension pour celui qui n’a pas prise sur sa propre vie. Et qui plus est, ils sont parfois tellement déçus de leurs propres moments de faiblesse qu’ils en viennent à penser qu’ils ne sont bons à rien.

Le verbe « gâter » a perdu depuis un certain temps la connotation négative qui l’accompagnait jadis. On se gâte soi-même avec un bain chaud, on se gâte mutuellement avec un massage. Il serait peut-être bon de revenir au sens que nos grands-mères attachaient au mot, à ces enfants qu’elles trouvaient « pourris gâtés ». « Gâter » ne contenait pas alors uniquement l’idée de surcharger les enfants de biens matériels, mais aussi celle de ne pas leur rappeler les limites du réel. Si nous n’autorisons pas les frictions, si nous en restons à ce que l’enfant trouve beau et gentil, à ce qui le rend heureux et ne trouble pas son sommeil, nous nous comportons alors comme des démagogues incapables d’introspection. Nous les menons vers ce que nous avions rejeté parce que nous le jugions méprisable: l’âge adulte bourgeois tant décrié par Rousseau au dix-neuvième siècle et tellement plus mesquin encore aujourd’hui, à l’heure de l’omniprésente pensée libérale. Et nous négligeons l’importance de la frustration, ce désenchantement fécond que l’on ressent lorsqu’on atteint ses propres limites et qu’il faut choisir entre s’épargner ou souffrir pour les dépasser. Protéger le mental des enfants en masquant certains aspects de la vie n’empêchera pas la révolte et le conflit des générations (et nous n’étions pas contre, nous trouvions même cela normal, nous souvenant de ce que nous avions été). Mais la révolte en restera au stérile et inefficace feu de coussins allumé avec un briquet, comme nous l’avons observé pendant notre expérience dans le labo. La rébellion n’aura pas assez de combustible pour devenir vraiment subversive, elle ne deviendra pas suffisamment virulente pour changer ou améliorer l’ordre établi. Elle n’ira pas au-delà d’une forme de révolte bourgeoise, inoffensive parce qu’elle est temporaire et n’exige pas un engagement réel. Et nous ne pourrons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Répondre aux questions d’un enfant est une chose, répondre aux questions qu’il ne pose pas (encore) en est une autre.

« Est-ce bien cela que nous allons faire, demandez-vous, allons-nous être graves? Allons-nous frustrer les enfants ? Voulons-nous les contaminer avec notre malheur ordinaire et en revenir au livre problème des années septante ? N’était-ce pas le bonheur que nous recherchions pour la chair de notre chair ? »

Les gens qui comprennent la vie disent que l’on ne peut pas aspirer au bonheur. Nous ne pouvons pas le poursuivre parce qu’il n’existe pas en soi. Il est le résultat de quelque chose d’autre, l’effet secondaire d’une série d’évènements qui nous arrivent avec une fréquence et une intensité variables, comme une marque de reconnaissance, un sentiment de réussite, un moment de discernement.

Il y a des lecteurs, même des enfants, qui préfèrent un livre qui les fait pleurer à un livre qui les fait rire. Je le sais, car j’étais une enfant comme ça. J’aimais les récits graves. La plaisanterie me donnait un sentiment de vide. La lucidité nouvelle qui accompagne la lecture d’un livre triste me procurait plus de satisfaction qu’une sortie dans un parc d’attractions. Je ne cherchais pas à me divertir : le divertissement me déprimait. Une histoire malheureuse me rendait plus perspicace. Cela m’illuminait.

Aujourd’hui encore, en tant que lectrice adulte, c’est bien autre chose qu’un message réjouissant qui peut me rendre heureuse. Je dois pouvoir penser : « Comme c’est beau ! », « Comme c’est vrai ! », « Quelle authenticité ! », « Comme c’est intéressant ! » Je trouve intéressant ce qui contrarie, ce qui a un goût inattendu, ce qui me fait peur, ou – oui, bien sûr - ce qui me fait éclater de rire. Un livre intéressant est complexe, il propose plusieurs niveaux de lecture, ce qui ne veut pas dire qu’il est difficile et sophistiqué. Il est toujours insoumis, même si cette insubordination peut être relativement légère. Une forme narrative est intéressante lorsqu’elle n’impose pas de consensus des sentiments, en d’autres termes, lorsqu’elle ne réfléchit pas à dicter un sentiment A et à exclure un sentiment B, mais laisse plusieurs options ouvertes. C’est un texte qui me renvoie à moi-même plutôt que de me transporter en me rognant les ailes, qui éclaire davantage ce qu’il ne dit pas que ce qu’il dit, et qui rend les lettres et les mots visibles plutôt que de les balayer sous le tapis de l’histoire. Et je trouve mon réconfort dans le sentiment de m’être approchée un tant soit peu d’une nouvelle vérité, et de ne pas être la seule à chercher.

Mais est-ce bien ceci que l’auteur recherche quand il écrit ? S’escrime-t-il à rendre plus lucide, s’épuise-t-il à rechercher des vérités ? Je vais vous révéler une fois pour toutes ce que les écrivains font quand ils rédigent des textes. Ce n’est pas glorieux, vous risquez d’être un peu déçus… Un parolier a eu récemment le courage d’en parler à la radio, et depuis lors, j’ose le faire aussi. « Lorsque je commence à écrire une chanson, disait l’artiste, je ne me demande pas quelle vérité je veux énoncer. Ça, je ne peux pas me le permettre. Je me demande surtout ce qui rime avec le vers précédent. Et lorsque je trouve une rime dans laquelle je peux découvrir une vérité, alors, je suis content. »

Cela se passe de la même façon pour nous : nous créons un monde à part, détaché du reste. Nous ne nous laissons pas emprisonner par ce que nous savons, nous cherchons ce que nous ne savons pas encore, et cette quête détermine le processus d’écriture. Ce que nous devons respecter, c’est la logique de l’histoire. Tout est possible, et son contraire. (A la fin de De Roos en het Zwijn, La Rose et le Pourceau, mon avant-dernier roman, Rosalena, le personnage principal, met au monde des sœurs siamoises. Des gens sont venus me trouver pour me dire que je suivais des normes religieuses sévères, que je devais être janséniste : « Vous laissez Rosalena coucher avec ses beaux-frères, et vous la punissez ensuite par la naissance de son enfant malformé » ! J’ai franchement peur quand les gens disent des choses pareilles. En fait, je voulais simplement que Rosalena ait du mal à emmener son enfant chez son bien-aimé, et des jumelles siamoises, cela me convenait. Je ne me suis pas demandé quelle était ma position morale vis-à-vis d’une femme qui a des relations sexuelles avec ses beaux-frères, je me préoccupais seulement de l’histoire.)

C’est un aveu de faiblesse, j’en suis consciente. Mais nous ne sommes pas des mauviettes pour autant. Notre combativité se situe à un autre niveau. Nous prenons la langue à bras-le-corps et forts de cela, nous sommes à même de la disloquer. Nous la faisons plier jusqu’à ce que les contradictions soient masquées. Une histoire a beau être invraisemblable, illogique ou irréaliste, nous pouvons l’habiller de mots qui la rendent « vraie ». La fable perd son caractère mensonger grâce à la beauté avec laquelle elle est racontée. La construction d’un récit s’apparente à son démontage pierre par pierre. Nous alignons les différents éléments devant nous et lorsque tous les morceaux sont là, nous réalisons que nous ne savons plus trop quoi en faire. Nait alors le désir de se contredire. Des opinions contradictoires, élégamment vêtues, se mettent à dialoguer avec civilité. La boîte crânienne d’un auteur est en effet assez vaste pour héberger des points de vue divergents, et même quelques positions contradictoires. Notre langue est un voile de brume, notre obscurité est notre seule arme de combat contre les certitudes que l’establishment et les chaînes de télévision nous assènent. Offrir un livre à un lecteur, c’est en quelque sorte une façon de l’importuner. Nous lui ôtons en effet la certitude qu’il sera un jour capable de découvrir précisément les intentions de l’auteur. Chaque personnage a sa vérité, mais le lecteur peut avoir la sienne aussi. Et de cette manière, l’acte d’écriture et l’acte de lecture deviennent des moments de méditation. Ils sont la minute de silence symbolique en marge de la concurrence économique effrénée.

Je ne plaide pas pour un retour au livre problème rempli de certitudes évidentes. Je défends une vérité prudente, timide et souple, qui soit même difficile à cerner. L’écrivain fait de ses limites sa devise. « Agis comme le renard, laisse plus de traces que nécessaire, dit Wendell BERRY, emprunte délibérément la mauvaise direction, permets-toi de temps à autre de feinter. »

As soon as the generals and the politicos
Can predict the motions of your mind,
Lose it. Leave it as a sign
To mark the false trail, the way
You didn’t go.

Traduit librement, cela donne:

Dès que les généraux et les politiciens
peuvent anticiper les mouvements de ta pensée,
Laisse-la. Abandonne-la comme une trace
qui indique la fausse piste, le chemin
que tu n’as pas pris.

Les livres qui demandent de la souplesse offrent un entraînement aux lecteurs, ils ne les éduquent pas. Ils leur proposent d’exercer un mode de réflexion, une pensée critique, une capacité de mettre en question et de livrer des interprétations troublantes. Et c’est bien ce que nous recherchons: des enfants subversifs qui mettent l’âge adulte en doute et lui donnent une définition nouvelle en grandissant.

Si quelqu’un me demandait ce que j’aime le plus dans la vie, je pense que je répondrais : les changements de lumière. C’est ce qu’il y a de plus beau pour moi. Les variations de la lumière avec les saisons, comment une pièce change quand on baisse l’éclairage, ce que devient une rue ou un horizon dans la lueur du soir, comme un espace semble tout autre lorsqu’une ampoule est grillée, ou encore la fenêtre de la cuisine après que le voisin a taillé sa haie.

D’après moi, écrire n’a jamais rien à voir avec la quantité de lumière qu’on laisse passer, mais plutôt avec la façon dont cette lumière tombe. Un éclairage trompeur, des zones d’ombre et de lumière, c’est avec cela que joue l’écrivain. Le monde serait bien différent si Bush junior avait lu moins de Disney, et plus de livres qui ébranlent, qui ne distinguent pas clairement les bons des mauvais et dont le message ne se résume pas en quelques phrases simples. L’acte d’écriture intervient dans la pénombre, entre les choses dont je suis convaincue et celles dont on pourrait encore me convaincre. Le mot-clé est l’intensité. On dit de la lumière du jour qu’elle est intense, mais je pense que celle de l’aube ou du crépuscule l’est aussi.

« Il faut donner de la clarté et de l’espoir aux enfants » me dit-on lorsque je raconte vers quels livres va ma préférence. Je réponds alors que c’est sans doute vrai dans la vie, mais pas en littérature. Quel intérêt le lecteur peut-il trouver chez un auteur qui simplifie son texte ? Il se rend tout de suite compte que cette lecture ne le rendra pas plus clairvoyant, mais qu’elle va tenter de l’apaiser. Et il est nécessaire de rassurer de temps à autre, car l’enfant, tout comme l’adulte d’ailleurs, a besoin de se sentir à l’abri pour pouvoir prendre racine. Mais si nous ne faisons que tranquilliser, ce souci d’apaiser devient une habitude. Il y a des vérités qui sont tout simplement bouleversantes. (Mon fils devait avoir 5 ou 6 ans lorsqu’il me dit à propos de son petit frère encore bébé : « Je pense que Basil ne sait pas encore qu’il va mourir un jour. C’est pour cela qu’il est plus heureux que nous. » Quelques semaines plus tard, il me demandait : « Est-ce qu’on peut quitter le monde ou est-ce qu’on est coincé ici ? » Et le même mois encore : « Est-ce que dans un million d’années les gens penseront aussi que nous sommes idiots ? »)

Nous avons tendance à protéger les enfants. Nous oublions que les exposer au chaos est en quelque sorte une façon de les protéger. Il me semble aussi important de bousculer les enfants de temps en temps, de les renvoyer avec ces mots : « Vas-y, tu peux le faire tout seul. », que de les rassurer. Et ça, les canards l’ont bien compris. La cane met ses canetons à l’eau très tôt. Un jour, dans un parc de Paris, j’ai vu un jeune canard basculer dans l’eau alors que sa mère affairée s’éloignait avec le reste de sa nichée. Autour de moi, quelques Parisiens étaient sur le point de sauter dans l’étang lorsque le caneton se redressa tout seul, après s’être débattu quelques minutes. J’ai appris depuis que, parmi les canetons que leurs mères mènent à l’eau, il y en a qui ne savent pas bien nager.

La littérature est sans danger par comparaison à l’eau profonde pour de jeunes canards qui n’ont jamais nagé. Dans la littérature, nous faisons l’expérience de la dureté de la vie à titre d’exercice. On n’est pas dans la réalité, on fait juste « comme si ». Nous devons donc cesser d’adoucir la littérature, afin de la faire passer pour vraie, et nous devons en accentuer la dimension fictionnelle qui nous permet de défendre des vérités plus dures et plus complexes même auprès de l’enfant (et auprès des jeunes, car, vous l’aurez compris, dans cette réflexion, il est question de l’enfant au sens large. « L’enfant » correspond à tout groupe d’âge dont nous pensons en tant qu’adulte qu’il a besoin « d’éducation »).

J’écris pour les enfants depuis bientôt 20 ans et j’ai pris progressivement conscience de mon image de l’enfant. Plus j’ai appris à la connaître et à la comprendre, plus je l’ai en fait confrontée à mon image de l’homme. Je pense aujourd’hui que prendre en compte l’existence du regard de la « personne » qu’est le lecteur suppose qu’on lui laisse tout voir, y compris les hésitations et les tâtonnements qui ont accompagné la construction de notre modeste lucidité. Dans De arkvaarders, (Les passagers de l’arche), mon dernier livre qui raconte l’histoire de Noé et du déluge, j’ai écrit ce qui suit :

…Les Rrattikata, ces gens taciturnes et irréfléchis, se mirent à parler. Petits et grands, ils discutaient de l’eau et de l’inondation. A la suite de cela, les enfants firent de mauvais rêves. Ils ne savaient pas ce que « se noyer » signifiait, mais les paroles de leurs pères les tourmentaient : « Si tu ne fais pas attention, des gouffres d’eau t’engloutiront ! » et ils se réveillaient en suffoquant. Leur angoisse grandissait, et avec elle, celle des vieillards décrépits qui savaient que leur vie dépendait de la sédentarité de leur famille - celui qui errait n’avait aucune chance : il serait abandonné avec quelques cruches d’eau et un morceau de pain dans un endroit ombragé. Et à mesure que la peur s’intensifiait, les habitants du chantier réalisèrent que, pour les enfants, les vieux, les faibles et les malades, mieux valait ne plus en parler. Surgirent alors comme par miracle toutes sortes d’explications de ce que le maître d’ouvrage avait dit, et personne n’en tira l’unique et juste conclusion : beaucoup d’entre eux allaient mourir. Et taire, c’est oublier. Parce qu’aucune nouvelle information ne vint confirmer l’ancienne, advint ce qui arrive habituellement : les présages de catastrophe furent oubliés en dépit de leur caractère funeste. On trouve des failles dans les prophéties, des imprécisions qui laissent supposer qu’il s’agit de mensonges.

Finalement, le désastre parut tellement lointain qu’ils en vinrent à penser qu’il ne frapperait pas leur époque, ni même celle de leurs enfants ou de leurs petits-enfants. Le maître d’ouvrage avait déjà tellement vécu qu’il vivrait peut-être encore deux fois plus longtemps et qu’au moment où l’eau arriverait enfin, de nouvelles solutions auxquelles ils ne pensaient pas encore auraient vu le jour, ou de nouveaux dieux, des fils de ce dieu-ci, dont les opinions et les moyens seraient différents. Et dès lors, que pouvaient-ils faire d’autre que de se consacrer aux tâches quotidiennes, qu’auraient-ils bien pu entreprendre ? Préparer une insurrection ? A quoi bon arrêter de dormir et de manger ?

Au début, je m’efforçai de leur rappeler le sinistre présage. Je leur dis qu’il y avait peu de place sur le bateau, que seuls ceux qui construisaient leur propre embarcation avaient une chance de survivre au déluge, mais je ne reçus que des regards impassibles et détachés. Ils regardèrent sous ma coiffe et remarquèrent que je n’étais pas des leurs. Une minorité prit mon conseil au sérieux. Ils se mirent à rassembler du bois et à improviser quelque chose. Mais alors qu’ils participaient depuis des années à la construction d’un bateau de grande taille, aucun d’entre eux ne savait comment en assembler un petit. Le bois fut vite abandonné et on l’utilisa à d’autres fins. Et au fur et à mesure que le temps s’écoulait sans que rien ne se passe, l’atmosphère se détendait. Grâce à leurs bêtes, les habitants du chantier disposaient en abondance de fumier, comme combustible, et de laine. Ils avaient des œufs à foison. Les abeilles étaient généreuses de leur miel. Les ruminants étaient dociles et se laissaient traire. Les gens organisèrent des banquets sur les parcelles qu’ils habitaient. Ils invitèrent des étrangers : les femmes qui me voyaient passer me faisaient signe et il m’arriva plus d’une fois d’avoir mangé avant de regagner la maison. Je rencontrai toutes sortes de gens qui venaient de cités éloignées et voulaient s’installer ici. De petites affaires montées avec peu de moyens florissaient ; des vagabonds arrivèrent et ne repartirent plus.

Ce passage illustre une vérité grave et complexe ; elle n’est certainement pas incontestable, mais les dernières élections belges, qui ont balayé le parti écologiste, fournissent une preuve provisoire de son fondement. On peut en effet se demander si les non-croyants font bonne route lorsque, face à l’inévitable, ils continuent à vivre comme si de rien n’était. Je n’en sais trop rien moi-même. Quoi qu’il en soit, je ne pense absolument pas que ce type d’observation rende les enfants pessimistes, les décourage ou les désoriente. En montrant le cheminement de la recherche, on situe la vérité dans le futur. Les écrivains offrent cette espérance-là : nous racontons l’histoire, et même lorsqu’elle semble pessimiste, dans l’effort que nous consentons se trouve la conviction que la vérité n’existe peut-être pas, mais qu’il est toujours possible de partir à sa recherche. Ce que l’on dit en fait, c’est que la vérité n’est pas encore là, pas plus pour l’écrivain adulte que pour l’enfant, et que même si on ne doit jamais la trouver, cette quête seule vaut déjà la peine. Et ceci me semble nettement plus rassurant que de prétendre que la vérité existe déjà - la vérité avec un grand V -, mais que l’on est encore trop jeune pour la connaître. Lorsqu’on affirme aux enfants qu’ils comprendront tout cela plus tard, on les condamne au coup de baguette magique. Celui qui aime le fantastique sait que l’on n’a recours au tour de magie qu’au moment de l’histoire où le personnage est acculé. Harry Potter risque d’être renvoyé de Poudlard s’il viole la règle qui limite l’utilisation des pouvoirs magiques. On sollicite presque toujours la magie dans des situations d’impuissance extrême. (Permettez-moi encore une fois de citer mon fils, ce sera la dernière, je vous le promets. « Maman, Saint-Nicolas est déjà vieux, non ? » Et moi : « Oui, bonhomme. » Et lui de reprendre : « Qu’est-ce qu’on fera quand il sera mort ? » Il avait quatre ans et demi quand il posa cette question. J’ai ressenti déjà à ce moment-là que le charme n’était plus tenable et qu’il était voué à être rompu).

Dans les années trente du siècle dernier, on a découvert en Nouvelle-Guinée une tribu qui n’était encore jamais entrée en contact avec le monde extérieur. Les membres de cette peuplade sont instantanément devenus des objets d’étude d’une valeur inestimable, ils étaient prisés dans le monde scientifique pour leur côté préservé et on appréciait leur courage. Un indigène s’est un jour caché près de la piste d’atterrissage utilisée par les avions des chercheurs. Il s’est attaché à l’aide d’une liane à un des appareils qui était prêt à décoller. Il avait expliqué un peu plus tôt à ses proches qu’il voulait absolument voir d’où provenait cet objet volant, quoi qu’il lui arrive par la suite. Les explorateurs ne comprenaient pas comment un tel incident avait pu survenir. Ils avaient étudié la tribu en profondeur, mais aucun d’entre eux ne s’était demandé ce que ces indigènes exploraient du regard.

Pour l’enfant aussi, devenir lucide peut être une question de vie ou de mort. Lorsque je leur demande par quelle nouvelle je dois commencer, la bonne ou la mauvaise nouvelle, ils me réclament immanquablement la mauvaise en premier, dès l’âge de sept ou huit ans. Ils misent sur le fait que la bonne nouvelle compensera la mauvaise et pas l’inverse. Plutôt que d’en ressentir la menace, ils veulent être informés du danger, tout comme nous, les adultes, même si cette connaissance reste peu sûre. L’enfant s’écrie donc : « Dis-nous vite la mauvaise nouvelle ! »

La mauvaise nouvelle, c’est que la vérité est constamment en devenir, que tout ce qui ressemble quelque peu à une vérité porte une date de péremption, qu’il n’y a pas une vérité, mais des vérités, souvent en forte contradiction, et qu’en conséquence, initier les enfants à la vie est une tâche drôlement complexe.

Et la bonne nouvelle alors ? C’est que, dans la boîte crânienne de l’enfant, il y a place pour immensément plus que nous ne pensons, tellement plus que la baguette magique n’est généralement pas nécessaire pour résoudre les problèmes.

Bibliographie :
KUIJER G., Het geminachte kind, Synopsis, 1980
VANOBBERGEN B., Geen kinderspel, thèse de doctorat, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education, université de Gand, 2003

Anne PROVOOST, texte rédigé à l’occasion de la conférence ‘Annie M .G. SCHMIDT’ du 4 juin 2003.

Traduction de Pascale Bonnet avec la collaboration de Jean Kattus et Claire Pirlet.