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Le Cap des Morues est une longue péninsule dans l'Atlantique. C'est là que se trouve notre maison, au bord de la ville de Truro et des dunes. Quand on regarde par la fenêtre de la cuisine on ne voit que des dunes, et dans le lointain, en front de mer, une grande maison délabrée qui n'a plus été occupée depuis longtemps. Personne ne voulait y habiter. On disait que c'était parce que la maison était trop éloignée de la ville et parce que les murs se fissuraient à cause du sol mouvant. Mais tout le monde savait qu'il y avait une autre raison.
Lorsque la maison était encore vide, j'y suis entrée avec mon ami David un jour d'automne froid. David était le seul enfant de mon âge qui habitait également près de la plage. Tous les autres enfants de l'école habitaient Truro même. Je n'avais aucun autre copain de jeu.
"Je sais où il y a un trou par lequel on peut passer," dit-il. J'avais peur parce que, même du dehors, on pouvait entendre cogner et tambouriner sous le toit. David me raconta que Goody Hallett, la sorcière qui chevauche des baleines, y avait vécu.
"Tu ne dois pas avoir peur," me dit-il. "Goody Hallett a été avalée par une baleine. Les baleiniers ont trouvé ses souliers vermeils dans l'estomac d'un cachalot. Elle est morte maintenant."
Je venais d'avoir huit ans, et j'étais alors encore très naïve. Je me demandais si la sorcière ne s'était pas simplement déchaussée dans le ventre du cachalot pour s'enfuir ensuite par l'évent.
J'avais tellement peur que je me glissai par le trou dans la porte d'entrée bleue sans réfléchir. Nous grimpâmes sous la queue de la sirène aux verrues répugnantes et au nez crochu.
"Elle s'appelle Lorella" dit David, et il posa sa main sur son immense nageoire caudale.
"Comment le sais-tu? '
"C'est inscrit en-dessous." Il désigna les lettres délicatement gravées dans le bois. Je ne les regardai pas. Je voulais traverser la hall le plus vite possible pour gagner la salle à manger. Il y avait une haute porte au verre dépoli. Sa poignée était dorée. Elle était entrouverte et elle grinça un peu lorsque David l'ouvrit.
Dans la maison de Goody Hallett, c'était comme si on fêtait Noël toute l'année. La lourde table de la salle de séjour était dressée pour au moins treize personnes. Des motifs de Noël allemands étaient dessinés sur les menus et des guirlandes pendaient au plafond. Les boules du sapin de Noël étaient aussi grosses que des melons et des branches sèches nouées de rubans fauves étaient accrochées aux murs. Des couronnes grises sur lesquelles on avait collé des glands et des coquilles de noix décoraient les portes. Sous les chaises, on avait déroulé un tapis rouge foncé de la même couleur que les serviettes dans les assiettes. Je savais que les serviettes avaient été encore beaucoup plus rouges. Aux lisières, on pouvait remarquer que la poussière les avait rendues cendreuses: le revers était encore rouge vif. Dans de petits vases, des fleurs fragiles et brunâtres laissaient tomber leur corolle.
"Assieds-toi où tu veux," souffla David. Je ne m'assis pas, parce que les chaises étaient beaucoup trop hautes et toutes couvertes de poussière. J'observais les chandeliers. Ils étaient pleins de cire figée. Il y avait de grosses gouttes de bougie sur la nappe.
"Ils n'ont même pas soufflé les bougies avant de partir," dis-je, plutôt à moi-même qu'à David. David se trouvait tout à fait de l'autre côté de la pièce près des grandes fenêtres qui donnaient sur la mer.
"Viens voir, Anna," cria- t-il. Le timbre de sa voix me fit sursauter. Je m'approchai rapidement de lui pour éviter un nouveau cri de sa part.
"Tu vois ce cigare," dit-il, et il désigna une saucisse longue et carbonisée qui avait gardé entièrement la forme d'un cigare.
"Ils sont partis avec précipitation. Personne ne sait pourquoi et par où. Tout ça à cause de la disparition du petit Philippe."
A l'école, j'avais déjà souvent entendu cette vieille histoire d'un gamin de Truro. Philippe avait disparu de la plage par une chaude journée. Les gens disaient qu'ils l'avaient vu courir vers cette maison-ci. Après il s'était volatilisé sans laisser de traces.
"Goody Hallett a pétrifié Philippe," dit David d'une voix d'outre-tombe. "Suis-moi."
Il me guida vers une petite statue en plâtre par terre contre le mur. Elle représentait un enfant potelé tout nu. Il avait de gros doigts et les bras légèrement tendus comme s'il s'attendait à un applaudissement.
"Il a vraiment vécu ?" demandai-je et je tendis la main pour le toucher. David repoussa brusquement mon bras.
"Sûr et certain. Mon père l'a connu bébé. Il avait les cheveux bouclés et ressemblait à cet enfant-ci."
"Ce n'est pas un ange?" demandai-je en regardant les morceaux de plâtre qui prolongeaient les épaules du petit garçon. Je pouvais voir que les éclats par terre avaient été des ailes auparavant.
"Mais non, que tu es bête. Ce n'était pas un ange. C'était un garçon tout à fait normal comme tous les garçons du village. La sorcière l'a pétrifié. Elle pétrifié tout ce qu'elle veut. Elle peut pétrifier tes jambes et t'empêcher de marcher. Ou tes bras quand tu touches quelque chose." II désignait mes bras. J'avais peur et je voulais rentrer à la maison.
"T'as déjà vu ceci?" demanda David pour détourner mon attention. Il montra les cadeaux sous le sapin de Noël. Il y en avait sûrement six ou sept, tous emballés dans du papier coloré, et tous d'un format différent.
"Oh!" criai-je avec excitation. "On les ouvre, David?"
II fit 'non' de la tête. "Chaque fois que je viens ici, j'ai envie de les ouvrir. Mais mon père a dit que je ne pouvais rien toucher dans cette maison. Si nous désobéissons, nos mains se pétrifieront. "
J'observai mes mains comme si elles ne m'appartenaient pas. Le vent se mit soudain à souffler plus fort et, en haut, des planches crissaient. "Si nous partions," dis-je. Près de la porte bleue, la sirène avait plus de verrues sur le visage qu'auparavant.
Traduction Indra Dewulf